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Un maître parfumeur avait un apprenti à son service depuis plusieurs années déjà. Il usait de tout son talent pour transmettre à ce dernier l’art de la préparation des parfums.

Au-delà des recettes et des doses à respecter, cet art dépend véritablement de ce sens quasi essentiel que l’on appelle l’odorat. Sans cette intuition olfactive que l’on peut évidemment apprivoiser, cultiver et développer, l’art des fragrances reste insaisissable, voire mystérieux. Apparemment, cette faculté de capter des effluves échappait à notre malheureux apprenti dont les efforts restaient vains.

Un jour, notre apprenti, tout inquiet, alla chez le maître parfumeur pour lui signaler qu’au fond de son échoppe, il y avait une étagère sur laquelle étaient rangés deux flacons. Il expliqua que ces flacons, pleins à ras bord, risquaient de décrocher la fragile étagère sur laquelle ils étaient placés et qu’il fallait par conséquent en retirer au moins un.

Le maître parfumeur, surpris, demanda à l’apprenti de bien vérifier car à son avis, il n’y avait qu’un seul flacon sur cette tablette.

« Mais non », répondit l’apprenti, « il y en à deux, viens vérifier toi-même! ».

Lorsque le maître parfumeur se rendit au fond de l’échoppe, il constata qu’il n’y avait qu’un seul flacon. Il en fit la remarque à notre apprenti qui malgré cela, ne voulut point changer d’avis. Selon lui, il y avait toujours deux flacons et il insistait pour convaincre son maître. Celui-ci, agacé, ordonna à l’autre de prendre un bâton, de frapper sur un des deux flacons afin de le casser et de le faire disparaître à jamais.

Cette solution sembla plaire à l’apprenti qui s’exécuta aussitôt. Toutefois, lorsqu’il abattit son bâton sur un des flacons qui éclata en mille morceaux, le deuxième, comme par enchantement, disparut à son tour!

« Tu es content maintenant ? » lui lança le maître parfumeur. « J’espère qu’un jour tu vas finir par reconnaître que tu louches et que là où tu poses le regard tu vois les choses en double! »

Une vision brouillée

Selon la perspective musulmane, qui est d’ailleurs celle des grands monothéismes, au-delà de la multiplicité apparente du monde, il existe une unité sous-jacente à toute chose. Cette unité pénétrante et enveloppante accompagne le musulman tout au long de sa vie. Elle le nourrit, le guide, l’oriente, en un mot devient son univers de Sens. Un univers qui, une fois assimilé, dépasse le niveau théorique de la représentation pour se dévoiler comme un univers vivant.

En Islam, le rapport à l’unité qui, en fait, est celui du rapport à Dieu, s’effectue dans une relation du vivant au Vivant. Or, cette perception vivante de l’unicité de l’Être ne peut se faire qu’à travers une saisie synthétique de la création. Ainsi, la création, elle-même vivante, participe à cette symphonie spirituelle attestant d’un Dieu unique. La tragédie de l’Homme traditionnel est d’être voilé à cette présence unificatrice de l’Être. L’apparence du monde le voile et par conséquent le rend insensible à cette unité sous-jacente, subtile et présente en toute chose.

Frappé par le sort de la chute adamique, l’Homme traditionnel se retrouve ici sur terre dans un état de strabisme spirituel. Lorsque cet Homme se détourne de ses origines ontologiques, ce strabisme peut être dévastateur, comme on le constate aujourd’hui.

L’âme tyrannique et tyrannisée par l’apparence du monde trouve une véritable guérison dans la perspective spirituelle de l’Islam dont le soufisme, « cœur de l’Islam », est l’expression. Tous les outils spirituels de cette tradition invitent l’être humain au dépassement de soi pour trouver en lui la véritable réalité des choses, à savoir cette unité apaisante. En d’autres termes, les effluves sacrés de la pratique spirituelle épurent le regard et l’orientent vers une vision synthétique de la création au-delà de sa diversité.

Le paradoxe religieux

L’avènement de la modernité s’est effectué en rupture avec la tradition. En effet, elle n’a réellement pu s’imposer qu’en reniant la perspective spirituelle de la tradition. Ainsi, c’est véritablement en désenchantant le monde spirituel que la modernité a pu se légitimer. Or, si l’on évacue la dimension spirituelle de la tradition,que lui reste t’il? Il lui reste tout simplement un certain nombre de règles et de codes sans véritable contenu.

La tendance s’accentue lorsque l’ère de la post modernité emboîte le pas. Cette post modernité dont la raison est de tout assimiler, y compris la tradition, pour la reformuler dans un champ qui se veut d’infinies possibilités toutes égales les unes aux autres. Avec la post modernité, la multiplicité du monde est réactivée à l’extrême car le monde n’a véritablement de sens que dans un foisonnement multiple. Une telle évolution des choses est tragique pour la tradition qui elle-même phagocytée, devient une des possibilités parmi tant d’autres.

Comme un groupe ou un phénomène parmi les autres, elle revendique sa légitimité, ses droits et ses égalités. Idéologisée, elle participe à la cacophonie d’un discours de la domination. Politisée, elle contribue à la destruction de ses propres potentialités.

Ainsi, ce qui fut le bâton du pèlerin se transforma, par la magie des temps modernes, en un bâton du justicier. Au nom de ce qui lui semble être l’unité, la tradition, le bâton de la justice à la main, ordonne, brise et détruit. Ainsi, désenchantée, la tradition a perdu son contenu et ses saveurs spirituelles. Étrangement, ce qui lui servait d’outil en terme de règles et de codes afin de guérir l’Homme de son strabisme est devenu un argumentaire qui au contraire renforce l’éclatement de la multiplicité. N’est-ce pas là le paradoxe religieux?

Islam terre de paix

L’islam est avant toute chose un projet de connaissance spirituelle. Lorsqu’on parle de connaissance en Islam, il s’agit de celle des vérités spirituelles et de leurs dévoilements.

Si tel est le projet de l’Islam, c’est tout simplement en réponse à notre raison d’être ici sur terre. Cette tradition reconnaît évidemment les aptitudes manuelles d’un homo faber de même que les capacités intellectuelles d’un homo sapiens. Mais au-delà de ces dispositions naturelles, l’Islam reconnaît en l’homme une prédisposition spirituelle. Cette prédisposition correspond au souffle divin que chaque être humain porte en lui.

En effet, selon la tradition de l’Islam, Dieu, après avoir créé l’Homme de ses mains, insuffla en lui de son esprit. C’est précisément la présence de ce souffle divin en l’Homme qui le prédispose à la connaissance spirituelle. Créé à l’image de Dieu, l’Homme, dans la tradition musulmane, se définit donc comme un être théomorphique qui aura pour mission ontologique de redécouvrir l’espace spirituel oublié qu’il porte en lui.

Le soufisme, en tant que tradition spirituelle de l’Islam, intervient à ce niveau. Au-delà d’une expression extérieure des choses, le soufisme invite au regard contemplatif du monde. Selon cette perspective, le culte en Islam n’a d’autre but que de cultiver en nous cette unité pénétrante et enveloppante dont la contemplation nous ouvre les portes.

La connaissance qui découle d’une telle perspective est évidemment à l’opposé de la connaissance au sens commun du terme. . Il ne s’agit pas ici, pour connaître, d’arracher les secrets de la nature ni même de l’exploiter et encore moins de la dominer. La connaissance naît du regard contemplatif sur le monde dont le contenu est l’amour. Sans ce contenu, les possibilités même d’une contemplation spirituelle nous restent voilées. L’amour, dans la perspective soufie, devient alors la condition majeure pour accéder à la connaissance. Et qu’est-ce que connaître? La connaissance spirituelle se dessine à travers un chemin. Ce chemin, comme nous l’avons dit plus haut, est celui de la reconquête de la dimension spirituelle de l’Homme, perdue et oubliée.

Le moteur de cette reconquête est l’amour de la création et des êtres car le tout est traversé, de part en part, par la présence miséricordieuse de Dieu. Rappelons-nous cette parole divine:

« J’étais un trésor caché et j’ai aimé à être connu, alors j’ai créé les créatures ».

Si l’acte créateur eut pour inspiration l’amour, comment prétendre répondre à son écho autrement que par l’amour?

Le fruit du retour amoureux vers le divin est précisément la connaissance spirituelle. Ce retour, désigné aussi par les soufis comme la « remontée de l’arc originel », s’actualise à travers une série de dévoilements qui, à chaque fois, révèlent une dimension particulière de cette connaissance. « Celui qui se connaît, connaît son seigneur » nous rappellent les textes sacrés. Cette épopée vers l’Être se fait, en quelque sorte, à la faveur d’un dévoilement « par la négative » : plus nous connaissons nos limites et plus l’infinie miséricorde de Dieu se dévoile à nous.

Les gens qui ont « remonté l’arc originel » jusqu’à la source portent, en terre d’Islam, le nom de soufis. Que de contes, d’histoires, d’anecdotes, de poèmes, de traités et de révélations nous ont-ils légués en guise d’invitation à l’éveil spirituel ! Toute leur vie fut, pour ceux qui aspirent à cette expérience de l’Être, un véritable enseignement.

Ces hommes et ces femmes, que l’on appelle les gens de Dieu (ahlû Lah), on reconquis, par leur inclination amoureuse, ce souffle sacré qui est logé en chacun de nous et ont vaincu par le fait même leur strabisme. Selon la tradition soufie, en réalisant cette dimension spirituelle propre à l’être humain, ils ont accédé au plus haut niveau de «l’humanitude» dont l’aboutissement suprême est la connaissance amoureuse de Dieu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on les appelle aussi les « connaissants de Dieu ».

La mort même de ces gens de Dieu, dont la principale caractéristique extérieure est un amour englobant tous les êtres, est parfois l’occasion d’un enseignement admirable. L’un des exemples le plus connu dans l’histoire est celui de Jalâl Dîn Rûmi, grande figure du soufisme classique du XIIème siècle, mort en 1273.

Lors de son enterrement, alors qu’avançait la procession majoritairement constituée de ses disciples et de musulmans, chrétiens et juifs se joignirent progressivement à la foule. Les chrétiens en pleurs clamaient autour d’eux que Jalâl Dîn Rûmi était le leur. « Mais non », répliquaient les juifs, « c’est le nôtre ». Les musulmans, évidemment, ne pouvaient s’empêcher de rectifier en rappelant aux uns et aux autres que Jalâl Dîn Rûmi était soufi et donc, avant tout, musulman.

Puis subitement, comme par un effet de dévoilement, tous comprirent qu’ils étaient unis par l’amour de ce grand Maître. Et ils comprirent du même élan que cet amour qui les unissait se situait au-delà de toute appartenance religieuse, dans un royaume où ne règne que la paix.

Karim Ben Driss, PhD